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Bachir Arouna
L'espace urbain de la métropole et son temps forment un chronotope que le numérique recrée en effaçant la contrainte temps dans des espaces virtuelles. Est-ce un atout pour les villes médianes ?
Mégalopoles, métropoles, grandes, moyennes, petites villes voire village etc... constituent des vocables qui ont ceci de commun qu'ils qualifient ces espaces vivants où résident déjà plus d'un terrien sur deux. Venant s'y ajouter, la ville médiane est une aire de vie urbaine «intermédiaire», localisée entre la métropole et le territoire rural. Mais, quel que soit le qualificatif employé, partout le temps s'impose dans chacun de ces lieux comme l'un des facteurs clés de sa structuration. Le temps a été de toujours l'un des facteurs d'ajustement de la dimension de la ville qui souvent est un archipel de quartiers bien perceptibles où la vie urbaine est affaire de temporalités avec une chronobiologie spécifique aux activités humaines qui y prennent place comme les vivants (humains et animaux) qui y habitent. Cette donnée, fondamentale dans le fonctionnement de chacun des lieux, contraint la capacité d'évolution humaine dans l'espace définit, mais le digital vient rapidement augmenter ces mêmes capacités. Les cœurs des métropoles ou des villes médianes évoluent dans le temps long et dans l'espace selon des spécificités de leurs rythmes quotidiens, hebdomadaires ou saisonniers. Aussi pour être complet, il faudrait associer le temps à l'espace : ces deux facteurs définissant la ville comme un chronotope, avec différents rythmes et temporalités liés aux usages des espaces publics ou des bâtiments. Mais, pour combien de temps encore le temps et l'espace resteront les dimensions majeures avec lesquelles on continuera à penser et à repenser cet archipel d'ilots de vies en concurrence ? Parce que, depuis le XXIème siècle, une nouvelle composante majeure est venue s'imposer et bouleverse tout : c'est le numérique. Dans la nouvelle ère du digital, le temps et l'espace sont effacés. De nouveaux lieux de vie sociale virtuelle et de production sont recréés. Les capteurs et autres objets digitaux comme les données produites et utiles à l'IA deviennent progressivement incontournables pour les mutations urbaines.
Depuis le siècle dernier, on observe un allongement de la durée de vie des habitants et des rythmes de vie et de travail qui sont de plus en plus diversifiés et individualisés – (rythmes scolaires, biologiques ou de production, temps de transport, périodes d'ouverture des commerces etc.) Du fait de ces différents rythmes, des inégalités temporelles naissent en générant des conflits d'usages entre les populations. Venant complexifier l'action des décideurs et des managers territoriaux, le travail hybride s'installe durablement dans les habitudes. Avec l'explosion des usages distants, les frontières temps et espaces deviennent floues, les tiers lieux émergent (café/bibliothèques ; laverie/café ; pépinières d'artistes/dépôts vente de fruits et légumes/point d'apports AMAP ; gares/crèches ; toitures jardins/points de rencontres etc…). La digitalisation du monde s'accélère, la dématérialisation des données s'impose. On constate parallèlement l'accélération de l'intégration des systèmes, leur concentration et leur interconnexion, mais cette exposition numérique pose des questions de sécurités. S'il semble vain de vouloir freiner ces évolutions, il s'impose de construire en parallèle leur corolaire : des infrastructures résilientes et pérennes – (juridiques, organisationnelles...). Désormais, pour continuer à faire territoire, il faudrait répondre à un défi à la fois technique, managérial, culturel, social environnemental et urbanistique.
Le chemin vers la ville de dimension humaine intelligente et sécurisé est encore semé d'embuches multiples. Le couple ville et santé est le dernier enjeu dont l'acuité a été mise en évidence par la récente crise sanitaire. Cette pandémie inachevée a bouleversé les quotidiens, qu'il s'agisse de l'économie, de l'organisation de la société, ou même des manières d'être et de vivre les uns avec les autres. Partout, en fragilisant la démographie et le développement humain, la pandémie a profondément modifié les forces qui structurent l'urbain. Le risque de santé est passé désormais au premier plan des enjeux de gouvernance en occupant une place aussi prépondérante que les risques environnementaux, les risques technologiques ou économiques. A bien des égards, l'irruption de cette pandémie de la COVID a mis en exergue la fragilité des villes-monde construites sur le parti de densité/verticalité et, en revanche, accrue l'attractivité des villes médianes. En deux ans cette pandémie a transformé l'organisation des villes en poussant l'avantage des tendances déjà à l'œuvre. Elle a en effet mis en lumière la fragilité des ensembles urbains à forte densité de population inégales face au logement ; des espaces publics anxiogènes par endroit ; l'hyper dépendance face aux chaînes de distributions alimentaires, etc… Mais ambivalente, cette pandémie a également montré la capacité de résilience de ces mêmes ensembles urbains qui pour l'heure ont su encaisser les chocs sans catastrophes majeures en adaptant leur organisation : - avec le télétravail généralisé, la pratique de la distanciation physique, des trottoirs élargis, des pistes cyclables temporaires, des rues piétonnisées à certaines heures, des masques et gel en accès libre, l'essor de la livraison à domicile … La pandémie a de cette manière offert l'opportunité de repenser rapidement l'organisation des villes en apportant à bas bruits des changements structurels susceptibles de les rendre plus justes, plus efficaces, durables et résilientes. Les villes devront désormais en tirer les leçons pour davantage protéger et favoriser le bien-être des habitants. Voici trois représentations possibles pour la ville médiane et intelligente de demain.
La ville médiane intelligente pourra être celle qui protège l'ensemble de sa population si :
- Son urbanisme favorise le bien-être et la santé
- Son organisation tire parti des objets intelligents
- Sa mobilité et son économie sont repensées circulaire.
L'urbanisme doit être favorable au bien-être et à la santé
Nous l'avons vu, la crise liée au coronavirus a mis en évidence les inégalités des populations face à la maladie, comme l'incapacité des villes à protéger efficacement l'intégralité de leurs citoyens. Par exemple, au cœur de l'épidémie, en Ile-de-France, la Seine-Saint-Denis a été l'un des départements les plus touchés, avec une surmortalité de 130 % entre mars et avril 2020 (contre + 67 % dans les Yvelines et + 65 % en Seine-et-Marne). On constate ce qui suit : la Seine St Denis est le département français où le taux de sur-occupation des logements est le plus élevé. Dans ce même département, si on compte un grand nombre de travailleurs « essentiels », qui se sont retrouvés en première ligne face à la pandémie, on y trouve également un grand nombre de personnes atteintes de pathologies comme l'obésité et le diabète qui sont des facteurs aggravant le risque de subir une forme grave de la Covid. En cause l'urbanisme ? Déjà en 2005, Dans son livre Demeure terrestre, enquête vagabonde sur l'habiter (éd. Terre urbaine), le philosophe Thierry Paquot affirmait que « loger » n'est pas « habiter » et dénonçait la notion de logement social, qui normalise la discrimination. Comme antidote, il proposait notamment de rénover l'habitat ancien dans des villages qui pourraient facilement renaître à l'ère du numérique et du télétravail généralisé, et d'en finir avec les cités dortoirs non fonctionnelles. Le temps et les évènements lui donnent raison, parce que tout le monde a pu observer durant le premier confinement comment les inégalités en matière de logement ont été mises en évidence entre les citoyens bénéficiant d'un jardin ou d'un balcon et d'un accès facile aux espaces verts, et ceux contraints de s'entasser dans des appartements sans accès à l'air libre au milieu de zones hyper bétonnées. Le nouvel urbanisme favorable au bien-être et à la santé est sans doute celui qui participe à réduire au maximum les expositions délétères, à promouvoir un mode de vie sain, avec de l'activité physique, de la culture, une alimentation équilibrée et locale, ainsi que l'accès facilité à une offre de soins. Et ajoutons des services socio-sanitaires qui combinent soins de base et médecine préventive, le tout dans un esprit de quête de proximité et d'ouverture sur l'ilot de vie.
L'organisation de la ville doit tirer parti des objets intelligents
Les pays du Sud-Est asiatique, forts de leurs expériences accumulées durant les épisodes de grippe aviaire puis de grippe porcine, montrent l'exemple de villes intelligente-santé. Singapour a, par exemple, efficacement mobilisé les nouvelles technologies pour garder l'épidémie sous contrôle : - scanners thermiques pour vérifier la température à l'entrée des commerces ; algorithmes d'intelligence artificielle pour contrôler le port du masque sur les caméras de surveillance ; cartes interactives pour suivre l'évolution des foyers d'infections en direct ; bracelets électroniques pour les personnes placées en quatorzaine … Certes, ce cocktail est anxiogène mais en revanche, il montre comment les objets connectés peuvent participer à la protection de la population. En effet, cette crise sanitaire a également permis d'illustrer les bénéfices potentiels de la smart city en matière de santé publique. Ainsi des capteurs permettent déjà de surveiller l'environnement urbain et les bâtiments afin de les rendre plus sains, plus durables, et d'améliorer la vie en ville à partir de la mesure des différents types de nuisances dans le but de les combattre plus efficacement. En France, l'INRIA mesure déjà la pollution sonore à l'aide des données collectées par les téléphones portables. On peut citer également les montres intelligentes et autres objets connectés qui pourraient, permettre au corps médical de suivre la santé des patients à distance (en particulier ceux atteints de maladies chroniques). Cela réduit les besoins de se rendre chez le médecin pour des visites de contrôle et facilite l'accès à la santé d'un plus grand nombre d'individus. Toutefois, pour être accepté, ce cocktail de recettes technologiques se doit d'être associé à une éthique digitale forte. La ville médiane qui se voudra intelligente et humaine ne pourra pas s'en passer si elle veut rendre son agencement urbain plus performant, mesurer le trafic pédestre dans le but d'optimiser l'aménagement des trottoirs et le positionnement des passages piétons, inciter les habitants à se déplacer à pied, agir pour la santé publique en réduisant les émissions ; permettre à chaque citoyen de mesurer en temps réel la consommation énergétique des appareils fonctionnant au sein de son foyer afin de réduire l'empreinte carbone. Et, avec les données collectées par les capteurs disséminés dans le paysage urbain et stockées dans la big data, les décideurs territoriaux pourront alors réaliser des simulations pour choisir entre différents scenarii d'optimisation des consommations d'énergie.
La mobilité comme l'économie doivent être repensées sur un mode circulaire
La voiture autonome est également appelée à jouer un rôle dans cette amélioration du bien-être en ville. Un exemple, le projet Drive Sweden envisage des villes remodelées par le recours massif à des taxis autonomes, électriques et partagés en lieu et place de la voiture individuelle. La généralisation de ce type d'équipement interagira sur la taille des routes en les envisageant plus petites. Avec un moindre recours aux énergies fossiles on pourra alors imaginer une réduction drastique du nombre de parkings et des pompes à essence. Les véhicules autonomes permettraient alors de repenser le transport de marchandises et la logistique. Au lieu de centres de livraison desservant de très larges zones, avec tout le gaspillage de ressources que cela implique, de petits centres automatisés mêlant robotique, drones et camions autonomes pourraient livrer des biens commandés en ligne sur de courtes distances, avec des délais et une empreinte énergétique réduite. A l'évidence, ce qui précède contribuera à améliorer l'efficacité et la résilience des espaces urbains. Mais un pendant à ces systèmes déshumanisés consiste à mettre en œuvre en partenariat avec les agriculteurs de chaque région, des facilités pour la livraison de produits frais et locaux aux habitants des zones urbaines.
Donnant un avantage aux villes médianes, la pandémie a mis en lumière la profonde interdépendance entre les villes et leurs régions et a conduit à réfléchir à la façon dont les villes pourraient s'inscrire dans leur environnement rural. C'est peut-être là l'occasion de repenser l'aménagement urbain sur un mode plus durable et plus circulaire. La ville médiane est un signal faible au gigantisme urbain, parce que l'urbanisme du XXIe siècle est en cours d'être repensé sur un mode local à travers son adaptation aux usages et aux spécificités du territoire. À défaut, on verra se reproduire partout ces mêmes recettes qui conduisent déjà vers un monde indifférencié, à l'identité floue, où l'hyper virtualité des réseaux sociaux l'emporte sur la vie incarnée. Comme le projette l'urbaniste italien Alberto Maghani dans sa description du concept de « bio région » : penser l'urbanisme de demain implique de considérer le territoire comme un bien commun inaliénable au service des populations qui l'habitent.
Bachir Arouna